La confiance sociale, ou pourquoi faire confiance (ou pas) aux autres ?
La science ouverte et les pratiques qui lui sont spécifiques sont en plein essor au sein de la communauté scientifique. Pour autant, elles ne sont pas encore devenues des réflexes dans toutes les équipes de recherche. Dans le cas de notre étude, ce sont mes encadrants de thèse qui ont proposé de nous orienter dans cette direction.
Les deux motivations premières sont de rendre la science accessible au plus grand nombre, en tant qu’elle est un bien commun, et d’augmenter la qualité scientifique de l’étude en rendant également possible l’évaluation de cette qualité par toute personne qui le souhaite.
Il ne faut pas non plus négliger la motivation réputationnelle d’être catégorisé comme un scientifique adepte de la science ouverte. L’évaluation des recherches repose encore principalement sur le nombre d’articles publiés en premier auteur et sur la renommée des journaux dans lesquels ils sont publiés. Pour autant, avoir une « coloration » science ouverte est de plus en plus apprécié et valorisé.
Il est également important de noter que notre domaine d’étude n’est pas lié à des intérêts financiers portés par des entreprises, qui pourraient freiner la diffusion des résultats et techniques de recherche au plus grand nombre.
La confiance sociale, c’est quoi ?
Notre étude s’intéresse aux liens entre statut socio-économique, préférences temporelles et confiance sociale.
Pour commencer, on peut définir la confiance sociale comme le fait de faire a priori confiance aux personnes que l’on ne connaît pas, qui ne font pas partie de nos proches. En d’autres termes, c’est la croyance que les autres sont de bons partenaires de coopération. Si on a un niveau élevé de confiance sociale et que l’on rencontre quelqu’un par hasard dans la rue, on lui fait a priori confiance, on peut par exemple l’aider ou lui demander de l’aide pour trouver son chemin et s’attendre à ce que l’interaction se déroule bien.
Le niveau de confiance sociale est corrélé, à une échelle plus large à la croissance économique. Mais elle est aussi corrélée à des éléments non économiques, par exemple l’acceptation de la vaccination. Cette dernière étude montre en effet que la confiance dans les institutions de santé et la confiance sociale sont toutes deux indépendamment associées avec l’acceptation de la vaccination contre la grippe A(H1N1). Il semble donc positif d’avoir un niveau de confiance sociale élevé.
Or, si l’on observe les niveaux de confiance sociale à diverses échelles : entre états, entre populations et même entre individus, on remarque qu’il y a de grandes variations. On peut donc se demander ce qui peut expliquer ces variations.
En observant ces variations, une même corrélation se retrouve quelle que soit l’échelle : plus le statut socio-économique est élevé plus la confiance sociale est élevée. Ce sont souvent des analyses corrélatives, mais il existe notamment une étude longitudinale qui montre que les augmentations de statut socio-économique prédisent les augmentations de confiance sociale, et que ce modèle est meilleur que le modèle inverse.
Vient alors la question : quel est le mécanisme psychologique qui explique ce lien ? Notre hypothèse est la suivante : ce sont les préférences temporelles qui médient le lien entre statut socio-économique et confiance sociale. Expliquons pourquoi cette hypothèse est plausible.
La confiance sociale, comme je l’ai expliqué, est liée à la coopération, puisque c’est le fait de considérer que les gens sont en général de bons partenaires de coopération. Or la coopération est une notion de long terme. Par exemple, si vous décidez d’aider quelqu’un à déménager, c’est un coût pour vous, mais vous le faites parce que vous avez confiance en la personne que vous aidez. Inconsciemment vous avez le sentiment que cette personne va vous renvoyer l’ascenseur. Et ce, peut-être en vous aidant vous-même à déménager quelque temps plus tard ou bien en vous apportant un gain réputationnel, en diffusant l’idée que vous êtes quelqu’un d’aidant, un bon partenaire de coopération, ce qui vous apportera potentiellement de l’aide ou de la sympathie de la part d’autres personnes.
Cette interaction est donc pour vous un coût immédiat certain pour un potentiel bénéfice futur, sur le long terme. On comprend donc que si vous êtes fortement orienté sur le court terme, ce coût immédiat certain est probablement beaucoup plus saillant pour vous que le potentiel futur bénéfice… Dans ce cas, vous n’avez pas tendance à coopérer beaucoup et donc à faire beaucoup confiance aux gens. Ou du moins, vous allez être a priori très suspicieux face aux personnes qui vous proposent de coopérer, vous aurez donc un niveau de confiance sociale faible.
Une fois cela posé, il nous reste un lien à étudier, c’est celui entre statut socio-économique et préférences temporelles. Il existe déjà beaucoup de littérature sur le sujet qui pointe dans la même direction : plus le statut socio-économique est élevé plus les préférences temporelles sont orientées sur le long terme.
Comment tester notre hypothèse ?
Il nous a donc fallu trouver comment tester notre hypothèse maintenant qu’elle semblait plausible. Pour ce faire nous avons décidé d’utiliser ce que l’on appelle un choc informationnel, c’est-à-dire donner à nos participants une information qu’ils n’avaient pas. Et plus précisément ici, nous leur avons demandé leur salaire et la place qu’ils pensaient occuper dans l’échelle des salaires de leur pays et nous les avons corrigés lorsqu’ils se trompaient, une idée que nous avons empruntée à cet article de Karadja.
En réalité nous avons décidé de conserver uniquement les participants qui sous-estimaient leur place dans l’échelle des salaires, et de corriger la perception de la moitié d’entre eux, choisis aléatoirement. L’autre moitié, dont nous n’avons pas corrigé la perception, a été notre groupe contrôle.
L’idée était ensuite de comparer les préférences temporelles et les niveaux de confiance sociale des deux groupes. En essayant de voir si une potentielle différence dans les niveaux de confiance sociale suite au choc informationnel n’était pas médiée par les préférences temporelles.
Une fois tout ce travail préparatoire réalisé, commence la science ouverte. Nous avons déposé sur OSF (Open Science Framework) un préenregistrement de notre étude pour décrire clairement notre protocole ainsi que les traitements de données et les analyses statistiques que nous avions prévu de faire. Une part importante du protocole qui est bien décrite dans un préenregistrement concerne l’échantillonnage : où sont recrutés les participants, combien seront recrutés (en se basant sur une analyse de puissance statistique), l’échantillon sera-t-il subdivisé en groupes ?
Ce préenregistrement est ensuite rendu public au moment de la soumission de l’article auprès d’une revue à comité de lecture. Les relecteurs peuvent alors vérifier que l’article contient précisément ce qui était annoncé et que les éventuels écarts par rapport au préenregistrement sont bien déclarés comme tels.
Lorsque ce préenregistrement est déposé sur OSF, sa date de dernière modification apparaît et il est impossible de le retirer ou de le modifier sans que cela ne se voie. Ce préenregistrement nous a forcés à réfléchir très précisément au protocole et aux analyses statistiques en amont, avant de commencer la récolte des données. Cela évite les tentations de « p-hacking », c’est-à-dire chercher par tous les moyens à avoir des résultats statistiquement significatifs. Si toutes les étapes, du protocole à l’analyse des données, sont décrites à l’avance, il n’y a pas de place pour les petits arrangements (redécoupage arbitraire d’échantillon, élimination injustifiée de participants, etc). Le préenregistrement demande également de décrire les hypothèses qui seront testées. Ce qui évite l’invention d’hypothèses a posteriori pour correspondre aux résultats obtenus.
Une fois cela fait, les données ont pu être récoltées.
Au moment du traitement et de l’analyse des données, on découvre un nouvel avantage d’avoir fait un préenregistrement : il suffit d’appliquer ce que l’on a annoncé, ce qui apporte un gain de temps substantiel. Pour résumer, voici les résultats. Notre choc informationnel ne semble pas avoir fonctionné. Aucune différence entre le groupe traité et le group contrôle.
En revanche, sur le plan corrélationnel, en prenant l’échantillon entier, on a bien le lien attendu entre le statut socio-économique et la confiance sociale, et ce lien est médié par les préférences temporelles.
Nous avons répliqué cela (la médiation corrélationnelle) avec une étude également préenregistrée sur un échantillon plus grand (1130 participants contre 855 dans la 1re étude), représentatif de la population britannique. Nous avons retrouvé les mêmes résultats.
Une fois l’article écrit, les actions liées à la science ouverte continuent.
Nous avons soumis notre article à Royal Society Open Science et dans ce cadre, nous avons rendu publiques les données et nous avons également posté le manuscrit sur PsyArXiv, il est donc en accès libre. Si l’article est accepté par ce journal, il sera également en accès libre, de même que le jeu de données et le script informatique. Cela nous oblige à fournir un script informatique et un jeu de données propres, clairs et utilisables par d’autres. Ce qui facilite l’accès à la science pour tous, l’évaluation de la qualité du travail scientifique publié et rend possible l’utilisation de ces ressources par d’autres chercheurs pour des méta-analyses, des réplications ou d’autres études.
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.