Etude critique des nouveaux modes « d’éditorialisation » de revues scientifiques en accès-ouvert
Ce rapport commandé par BSN 4 et BSN 7 porte sur les nouveaux modes d’éditorialisation des revues en accès ouvert. La transition vers le libre accès s’est accélérée au cours de ces dernières années. Plusieurs pays ont instauré un cadre légal pour sécuriser le dépôt en archive ouverte (en France, une disposition de ce type est intégrée au projet de loi sur le Numérique). En mai 2016 le conseil de l’Union Européenne a appelé à faire du libre accès une “option par défaut” d’ici 2020 dans l’ensemble des pays-membres.
L’intégralité du rapport peut être consulté sur HAL.
Quel libre accès ?
Si la conversion de l’édition scientifique vers la diffusion en libre accès paraît acquise à court terme, ses modalités restent incertaines : se limite-t-elle à un simple transfert des budgets consacrés aux abonnements vers le paiement de droits à publier sans fondamentalement changer les structures éditoriales existantes (ou journal flipping) ? Ou fait-elle émerger des modèles inédits, qui reconfigurent l’ensemble des paramètres existants (évaluation, pratiques d’écriture, modèles économique, gouvernance) ?
Cette dynamique de changement ouvre la perspective de réformes à grande échelle. La commande initiale s’inscrit dans ce cadre : quelles formes éditoriales l’État peut-il encourager à l’heure du numérique, de la mutation de l’édition scientifique et de la faillite de l’évaluation scientifique ? Dans un écosystème aussi « interdépendant » que l’édition scientifique numérique, cette réforme impliquerait la mise en œuvre de politiques d’infrastructure qui, au-delà du soutien d’usages ou d’outils spécifiques définiraient des articulations convergentes entre dispositifs, acteurs et pratiques.
Un essai de cartographie des initiatives et pratiques émergentes
Le rapport dresse une cartographie des pratiques et des initiatives émergentes qui s’étend dans quatre dimensions :
- Outils d’édition : les revues scientifiques utilisent de plus en plus, dans leur procédure éditoriale, des outils normalisés propriétaires (Editorial Manager, Scholar One) ou libres (Open Journal System, DSpace). Le large nombre d’options et d’extensions existantes permet de faire cohabiter des modèles éditoriaux distincts et d’entretenir une « bibliodiversité » tout en assurant un travail de standardisation minimal. Le développement de ces outils, en particulier des logiciels libres, devrait pouvoir bénéficier d’un soutien et d’une implication accrue des communautés scientifiques et des institutions nationales ou européennes
- Formes d’écriture : l’ouverture des programmes et des données de la recherche contribue à une diversification des pratiques d’écriture au-delà du format classique de l’article scientifique. Parallèlement, les croisements entre ces différentes formes se multiplient avec l’émergence de dispositifs hybrides (les carnets de codes) et de techniques de conversion des textes en données (en vue du text & data mining). Les usages entrent ici en décalage avec les normes existantes : la focalisation sur l’article dans les textes administratifs de la recherche, tant au niveau de l’évaluation que de la valorisation, devrait laisser place à un soutien élargi à d’autres formes d’écriture. Par ailleurs, certaines restrictions légales (absence d’exception pour l’exploration de textes et des données) pénalisent actuellement ce processus de diversification (sur cet aspect aussi, une disposition de ce type est intégrée au projet de loi sur le Numérique).
- Evaluation : les protocoles classiques de peer review montrent aujourd’hui certaines limites : ils ne parviennent notamment pas à garantir la reproductibilité des recherches (le fait de parvenir aux mêmes résultats en employant les mêmes méthodes). Des alternatives émergent : l’open peer review ou, plutôt, les différentes formes d’open peer review. La publication des évaluations prend en effet des formes distinctes, selon qu’elle s’accompagne ou non de la divulgation du nom des évaluateurs et selon les dispositifs d’écriture (commentaire, annotation, forum, etc.). Ces modèles apparaissent complémentaires. Le signalement des différentes évaluations sur les archives ouvertes favoriserait une multiplication des angles et des points de vue critiques sur une même contribution scientifique. Tout comme le soutien à des plateformes instaurant des forums de discussion autour des articles (du type Self Journal of science) permettrait d’enrichir le débat scientifique et d’offrir de nouvelles perspectives à l’évaluation de la qualité scientifique des publications et ultimement de leurs auteurs.
- Economie : la transition vers le numérique et, à terme, la conversion au libre accès redéfinissent profondément les conditions d’existence des revues scientifiques. Les frais sont étroitement corrélées au modèle éditorial : le peer review – bien qu’assuré bénévolement par les chercheurs – constitue le principal poste de dépense. Les ressources potentielles ne se réduisent pas seulement à la perception d’abonnements ou d’APCs : de grands éditeurs comme Elsevier se réorientent massivement vers la récupération de données et de métriques ; les services additionnels pratiqués par un acteur comme OpenEdition contribuent à revaloriser les prestations éditoriales. La réduction des frais encourage enfin l’émergence de modèles non-commerciaux, reposant sur l’optimisation de subventions (déjà souvent majoritaires, notamment en SHS, dans le modèle de diffusion classique par abonnement) et/ou le volontariat. Au vu de cet élargissement des perspectives, nous appelons à transformer les dépenses en investissement : une petite provision prélevée sur les budgets publics dédiés à l’édition scientifique devrait contribuer au financement de nouveaux modèles.
De l’innovation à l’infrastructure
Les différentes “dimensions” de notre cartographie sont interdépendantes : elles soulèvent des problématiques communes. L’édition scientifique à l’heure du libre accès se caractérise par sa diversité et sa mobilité : en l’absence de restrictions légales et techniques les textes scientifiques au sens large (articles, données, codes, évaluations) circulent très largement d’une plateforme à l’autre. Cette dissémination n’implique pas l’élaboration de structures éditoriales uniformes. Avec l’élaboration de standards adaptés, des modèles très différents parviennent à cohabiter et échanger mutuellement textes et informations. Les archives ouvertes pourraient devenir la clé de voûte de cet écosystème en formation en répertoriant l’ensemble des productions associées à une contribution scientifique (commentaires d’évaluations, essais de réplication, données extraites…).
La plupart des acteurs interrogés dans le cadre de cette étude aspirent au développement d’infrastructures pérennes en interconnexion. Les différents projets européens entrepris depuis quelques années (OpenAire, Zenodo) vont dans cette direction. Une intensification de ce mouvement apparaît nécessaire avec un soutien affirmé des institutions nationales. Nous assistons en effet à l’édification parallèle d’écosystèmes captifs : l’acquisition récente de l’archive ouverte SSRN montre qu’un acteur comme Elsevier procède à l’intégration et aux développements de services aptes à concentrer dans une seule main la plupart des pratiques éditoriales.
Conclusion
Plusieurs initiatives simples peuvent contribuer à la construction d’un écosystème ouvert et pérennisé :
- Soutenir le développement d’outils et d’infrastructures « libres » et d’initiatives non-commerciales, via le déploiement d’aides indirectes (contribution « en nature » à l’amélioration de logiciels) de dispositifs de financements (prélèvement systématiques sur abonnements et APCs) ou de “bonus” accordés aux chercheurs qui y contribuent (en y publiant ou en participant au travail d’élaboration éditoriale).
- Encourager et consolider les plateformes et revues pratiquant l’open peer review, ou mieux, instaurant des forums de discussion scientifique autour des manuscrits, pouvant conduire à une évaluation qualitative de leur valeur scientifique.
- Faire évoluer les infrastructures ouvertes au-delà du seul archivage des « articles » en signalant notamment les évaluations ouvertes, les données ou les programmes informatiques et en améliorant leur interopérabilité.
- Faciliter la circulation des textes en levant les contraintes légales (exception text mining…)
- Amender les textes administratifs de la recherche pour tenir compte de la diversification en cours des modèles éditoriaux (aussi bien en terme de définition de « l’évaluation » et de « l’article »).
- Abandonner les métriques biaisées — telles le facteur h — pour l’évaluation du travail des chercheurs au profit d’une estimation plus qualitative de la valeur scientifique intrinsèque des publications (via le signalement accru des commentaires d’évaluation).
- Inscrire ces initiatives dans le cadre des actions européennes œuvrant pour la bibliodiversité et la création d’archives ouvertes interopérables.
- Poursuivre une réflexion active et coordonnée — de type thinktank, par exemple dans le cadre de BSN — sur la transition vers ces pratiques innovantes.
Au-delà de ces mesures concrètes, la gouvernance devient déterminante pour assurer le développement et la consolidation d’un écosystème ouvert. L’émergence des communs numériques (Wikipédia, OpenStreetMap…) montre qu’il est possible de construire des structures collaboratives et auto-régulées à une très grande échelle. La nature fondamentalement globale de la recherche scientifique appelle une réponse globale : le rapprochement des principaux acteurs de l’édition ouverte au sens large (éditeurs, archives, institutions, bibliothèques, communautés…) et le développement d’infrastructures communes sous l’égide d’une gouvernance collégiale et collaborative.